Le voyage en Cévenol commence par l'idée qu'on s'en fait. Je suis en train de partir. Même si je suis à prendre mon café, dans le café que je connais bien, dans mon Clermont. Il fait beau. Cinq heures de train en perspective. À la conquête du Sud.
Je dois y aller. Le service de midi commence. Et mon train est dans trois quarts d'heure.
Début de vacances. Clermont. Point de départ Nord.
***
Quelque part entre Langeac et Langogne, le temps ne finit pas. Ce train est un survivant qui n'avance pas. Un reliquat qui traverse les gorges de l'Allier de tunnel en viaduc au pas de la mule. Méticuleusement. En faisant attention. Un tunnel. Des rochers abrupts. L'Allier qui creuse son lit comme le train suit ses rails. Un tunnel. J'écris plus vite que le train n'avance. C'est un voyage irréel entre deux mondes. Comme si maintenant le monde que je traverse n'existait pas. Monde oublié. Laissé au XIXe siècle et dont le XXIe ne sait que faire. Tout est désaffecté autour de la voie. Il n'y a personne dans le train. La SNCF n'a pas envie qu'il y ait qui que ce soit d'ailleurs. Elle veut fermer la ligne. La vitesse du train le dit.
J'ai l'impression d'avoir de la chance ! D'être un passager perdu dans l'espace-temps d'un voyage qui ne finira pas.
Clermont a disparu. Montpellier n'existe pas. Je suis entre. Les villages sont entre. On ne le verrait pas on ne le croirait pas.
On entre en gare de Chapeauroux que déjà on en sort. Chapeauroux est entre. A commencé à mourir sans finir de vivre. Comme tout autour de cette ligne.
Et on n'en finit pas de ralentir. Est-ce possible de ralentir tant sans s'arrêter pourtant ?
À gauche une route vide et l'Allier qui s'en fout. Un tunnel. Et à nouveau l'Allier entre les piles d'un pont qui, lui, a disparu. Et la route prend de la hauteur, vide. Un homme qui courrait arriverait sans doute à Langogne avant nous. Suis-je en 2014 ? Serai-je à Montpellier ce soir ?
Pour l’heure, mon train vide et lent et moi remontons l'Allier. Qui se fait de plus en plus petit. Et un tunnel. Dans ce train on renonce au temps. Dans ce train on est incrédule. Dans ce train inlassable on prend ce qui vient. Tunnel. Tunnel. Un court. Un long.
Les gorges s’ensauvagent encore si cela est possible. Tunnel.
Un château ruiné que j'aperçois. Le temps devient plus gris plus je quitte l'Auvergne. Une gare sans nom. Les fenêtres béantes qui ouvrent sur le ciel du château sans mur.
Mais que faire de toute cette France qui ne sert plus à rien. Même la nature ne semble pas intéressée. Arbres étiques perclus de lichen, qui ne veulent pas grandir et se tordent. Rochers partout, où rien ne pousse sauf une mousse par charité parfois.
Tunnel.
Et le ta-tac du train lent si lent qu'on croirait entrer en gare depuis plus de deux heures. Tunnel.
Des étendues pelées marquent-elle la fin des gorges et l'entrée dans le sud ? Dans un autre désert. D'une autre nature.
Les tuiles aux maisons semblent plus provençales. Tunnel.
Les gorges s'élargissent et on respire un peu. L'Allier est moins brouillon.
Langogne se profile. Petite ville mais ville quand même. Tunnel. Le train est reparti. Il file comme un relatif bolide. La vallée devient une plainette. Une voie ferroviaire certes désaffectée se joint à la nôtre. Et des maisons habitées et même des entrepôts.
On revient à la vie. La gare de Langogne fait une pause dans mon rêve.
***
Plateaux de la Lozère. De la brume. Ce train traverse des mondes morts. Après Langogne c'est une autre mort qui nous enveloppe, moins sévère et moins dure qu'à la fin de l'Auvergne. Une mort paisible et mélancolique.
La Bastide au milieu de nulle part et l'on y croise l'autre grand train du jour. Le Nîmes-Clermont qui va vers le nord. Croisement irréel.
Quelques Mendois montent. Les gens du Sud vont vers leurs capitales. Le train de Clermont a quitté la gare, celui de Nîmes où je suis est resté seul au monde. Arriverai-je à Nîmes ? Ou resterai-je éternellement dans ce brouillard sans fin qui vous endort en un éternel matin de Noël où il n'a pas neigé.
Le train s'ébranle. Et je comprends un peu ce que doivent être ces villes d'Australie où il n'y a rien d'autre qu'une pompe à essence et un bureau de poste.
L'ancien monde qui meurt fait penser au désert.
J'ai peine à croire l'allure du train dans ce tunnel. Saisi d'une vigueur nouvelle peut-être en a-t-il assez et veut-il en finir de ce monde entre deux.
Mais c'est qu'il y a maintenant les Cévennes et de nouveau le parcours s'escarpe. Et de nouveau voici la route vide.
Et le ciel bas dans le soir commençant.
***
La Grand-Combe. Fin des Cévennes. Début du vrai Sud ? Le Cévenol est un Transsibérien. Un petit Transsibérien intra-français. On se sent devenir autre le temps du voyage. Quand je vais arriver à Montpellier je me serai déparé de l'Auvergne et serai prêt pour ailleurs.
J'ai fait mon voyage en diligence. Un voyage comme on n'en fait plus. Que n'ai-je pris le TGV, que n'ai-je trouvé une voiture ?
La réponse est là, sur ces lignes, dans ce cahier. Dans mes pieds nus sur le siège d'en face, dans ces quatre sièges que j'occupe tout seul. Dans ce livre sur le siège d'en face, dans mon sac en diagonale, dans ma trousse sur le siège à côté. Dans les paysages que j'ai le temps de regarder par la fenêtre, dans ce paysage que je sens défiler à la vitesse de la lenteur du train. Dans ce ta-tac que j'ai le temps de mesurer, dans la nuit qui commence à tomber et dans ces quarante-cinq minutes qui, encore, me séparent de Nîmes.
***
J’ai fait un voyage.
J'ai fait un voyage.
Je me sens romantique le nez à la fenêtre du wagon. Je me sens à ma place et utile dans ce train qui ne sert à rien. Dans ce train Corail à l'heure du TGV mon enfance revit. Dans ce train 1900 qui roule en 2010, je trouve comme la preuve que l'absurde n'est pas que l’obsession de mon cerveau anxieux : il roule sur des rails et m'emmène en vacances.
Les lampadaires dehors sont allumés. Alès s'annonce avec la nuit. On est sorti de l'entre-deux.
On y a mis le temps.
Terre ! Terre !
Et je découvre une Amérique.